La Clau
Où sont passées les élites de Perpignan ?

Sans complexes, tu es branché sur le monde, depuis ici…

Très jeune, j’ai pénétré le milieu du rock’n’roll de Perpignan, puis je me suis immiscé dans des soirées en Angleterre, jusqu’à me faire un réseau important, à la fin des années 1980. A l’origine, j’ai été scotché, à l’âge de 9 ou 10 ans, par un reportage sur le groupe The Jam à la télévision. Voir un groupe anglais d’origine mod, devenu punk, avec de belles fringues, m’a provoqué un choc, et je me suis ouvert à toute la culture mod, aux reprises de standards, jusqu’à la Motown américaine. J’ai épluché les pochettes de disque, inlassablement, je me suis construit toute une culture, et j’ai approché les mods de Perpignan. Puis, à Londres, j’ai rencontré le journaliste rock Terry Rollins, qui préparait la biographie officielle des Small Faces, le 3ème grand groupe anglais des années 1960, après les Beatles et les Rolling Stones. Je lui ai proposé une série de photos inédites, exceptionnelles, dont il n’avait jamais entendu parler, obtenues par l’intermédiaire de Jean Casagran, créateur du Festival International du Disque de Perpignan, où j’avais rencontré leur auteur, le photographe Jean-Louis Rancurel. J’avais aussi d’autres clichés récupérés à Barcelone auprès d’agences de presse qui avaient fermé, etc. J’ai donc fait le lien entre plusieurs univers et j’en ai fait ma spécialité, en accumulant un fonds documentaire assez pointu, avec des quantités de collectors, des magazines de rock sixties espagnols comme « Fans », de Barcelone. Cela m’a donné une crédibilité dans un certain milieu en Angleterre, avec des apparitions à la BBC, etc. Nous avons sorti deux autres livres sur la culture mod, puis la biographie officielle de Ron Wood, pour laquelle j’ai fourni des photos inédites. Lui-même n’avait aucun cliché en compagnie de son frère, mais moi oui, tout comme des pochettes de disques des Stones qu’il ne connaissait pas.

Mais du coup, tu sautes Paris ?

Vivre à Perpignan t’offre un creuset culturel, avec l’influence des Gitans et la proximité de Barcelone : pour ceux qui le souhaitent, s’ouvrir est très facile. Le fait de vivre à Perpignan m’a permis de réaliser des choses que je n’aurais pas pu faire ailleurs. Mais Paris, on s’en fout. Paris ne vit que par la province. Si tu enlèves l’apport culturel provincial à Paris, il ne reste rien. Le problème du système parisien, c’est qu’il n’a lancé aucune mode durable depuis les années 1920. La plus belle ville du monde est devenue surfaite, avec énormément de branlette. Mais si j’avais été dans une ville où tout avait été plus simple, je ne serais pas devenu consultant musical. L’année dernière, par exemple, j’ai réussi à relancer cinq morceaux, qui ont été repris dans des publicités : pour réussir ce genre de choses, tu n’es pas obligé de passer par la case « Paris », c’est possible depuis Perpignan. On a eu le cas des Hushpuppies, un petit groupe d’ici, parti à Paris en 2005 : ils ont cartonné, avant d’être bouffés par le système parisien. A Montpellier, il y a le groupe Rinôçérose, qui travaille au pays, mais est numéro 1 au Japon. La France n’est pas leur marché principal.

Pourquoi es-tu resté ici ?

J’ai tenté de vivre à Londres, en 1991, mais je suis rentré au bout d’une semaine, car je suis chez moi ici, c’est un besoin. Du coup, j’ai fait énormément de sacrifices professionnels pour rester ici, ce qui peut sembler idiot. De toute façon, lorsque tu vis ailleurs, tu perds une partie de toi-même : je connais énormément de gens, partis vivre à Paris, qui sont devenus quelqu’un d’autre. A quoi bon être cadre à Paris, alors qu’on peut vivre ici, évoluer en restant soi, et être connecté au monde.

L’isolement ressenti ici par certains, tu en penses quoi ?

C’est une excuse. Personnellement, je ne me considère pas « loin », comme on entend souvent. D’ailleurs, loin de quoi ? Pour ne pas ressentir d’isolement, il faut forcément faire péter les barrières des langues et des distances. A ce titre-là, Paris a 10 ans de retard, mais Perpignan est une petite ville étrange, car elle a une scène musicale extraordinaire. Nous avons une grosse culture underground, sans équivalence en France pour le phénomène mod, qui perdure ici depuis les années 1960. C’est vraiment rare. Nous avons ici des flamboyances étranges, un peu comme Luce : elle est de Peyrestortes, elle n’a jamais chanté, et elle casse la baraque en remportant le concours de la Nouvelle Star. Très tôt, il y a eu ici des groupes branchés dans la culture rock et mod. Perpignan, avec Collioure et cætera, était beaucoup plus branchée que Marseille ou Toulouse, et aurait pu être 100 fois Saint-Tropez et la Côte d’Azur. Mais ce n’est pas resté.

Qu’est-ce qui a échappé au Roussillon ?

Les choix des anciens ont provoqué énormément de gâchis, notamment sur les talents, alors que nous avons une force d’attraction insoupçonnée. On a eu une politique touristique bas de gamme, avec les campings, alors qu’on avait tout pour faire un tourisme de qualité. Tu prends Port-Vendres, Collioure, Llançà, Cadaqués, Céret, Maury… Matisse et Picasso sont venus ici, et ne sont pas allez péter à Saint-Tropez ! Mais les Catalans d’ici se sont refermés plutôt que de s’ouvrir au monde, à la différence de Barcelone. Le paroxysme actuel est l’aéroport de Perpignan : Ryanair se développe à Gérone et pas à Perpignan, alors que leurs vols étaient d’abord ici.

La société a perdu ses têtes ?

On n’a pas su développer des élites de qualité. Quand on a un mec qui sort du lot, il part, puisqu’on ne lui donne pas les moyens d’agir. Comment expliquer qu’aucune élite d’ici n’ait pu émerger en Catalogne sud ? C’est comme deux frères : le grand a regardé le petit avec condescendance, mais il a grandi, sans se rendre compte qu’il devenait grand. Le problème, c’est qu’il y aura bientôt un bon repas de famille, et nous, on va rester en cuisine, à préparer les plats. C’est triste. Plus le temps passe, et plus je me rends compte qu’on va rester le camping du « neuf trois » (département français n°93 – ndlr).

Le monde a changé, mais pas en Pays catalan ?

L’idée maîtresse est de renverser la pensée, et non pas d’abord, par exemple, la langue : les plaques de rue en catalan, à Perpignan où ailleurs, sont inutiles, car elles ne prolongent pas un processus préalable, une réouverture vers le sud. Les gens de la rue, et même la plupart des décideurs, restent fermés malgré les panneaux en catalan. Au fond, ils n’ont pas renversé leur pensée, et sont restés uniquement tournés vers le Nord, tout en prétendant être réceptifs au catalan. Lorsqu’on voit ce qu’un mec comme Dalí nous a donné en héritage, et ce qu’on en a fait…

Où est l’espoir ? Avec les gens d’ailleurs ?

Je suis sceptique, et je me dis « merde, c’est d’ici que ça doit venir. On ne va pas encore attendre le messie ! ». Mais dans le réveil de Perpignan, que j’attends, je trouve incroyable que tout le monde ne parle pas catalan et espagnol, alors que nous sommes à 20 km d’un monde fantastique, qui vit aussi dans la rue après 20h, malgré une crise extraordinaire. A l’autre bout de la France, les Alsaciens parlent tous allemand ! Pourtant, nous avons toutes les qualités pour nous exporter, j’en suis un peu l’illustration. Ce qui a fait la force de Barcelone, c’est Christophe Colomb, et l’ouverture au monde. Et j’ai vraiment l’impression que Perpignan s’ouvre de moins en moins au monde. Alors, comme beaucoup de types d’ici, j’ai dû tout ramener à moi, à mon univers, mais j’ai encore l’espoir qu’un jour, ça change.

Interview Esteve Vaills

Partager

Icona de pantalla completa